
88408 Rupt-sur-Moselle
France

Quel avenir pour l'industrie textile dans un département rural comme les Vosges ? Comment rebondir après plusieurs décennies de crise ?
Autour de ces questions, la Caravane des ruralités s’est rendue les 11, 12 et 13 mars à Rupt-sur-Moselle, Gérardmer et Mirecourt, dans le cadre de la deuxième étape de son cycle sur l’industrie en milieu rural, coordonné par Magali Talandier et Manon Loisel. Ces trois journées ont permis de croiser les regards d’acteurs locaux et nationaux, issus tant du secteur public que privé, pour revenir sur l’histoire de l’industrie textile dans ce territoire et débattre des principaux enjeux actuels de la filière.
Dans ce département rural, l'industrie textile n'est plus aussi structurante qu’elle l’a été par le passé. L’ouverture des marchés et la hausse des coûts de l’énergie, notamment, ont conduit à la fermeture de nombreux sites au cours des dernières décennies, fragilisant davantage le secteur. Cependant, spécificité vosgienne et atout indéniable, cette industrie demeure représentée dans toute sa chaîne de valeur dans le département : du fil jusqu’à l’article confectionné. Les Vosges abritent encore de nombreuses entreprises du secteur, qui ont majoritairement opté pour la spécialisation, l’innovation, la mise en réseau et la traçabilité.
Un exemple emblématique ? Le lancement, il y a dix ans, du label Vosges terre textile, qui a donné naissance au label national France terre textile. Celui-ci impose aux producteurs textiles vosgiens que 75 % minimum des opérations de production soient réalisées dans le département. D’autres pistes ont également été évoquées, comme la patrimonialisation de sites industriels, qui pourrait aider à mieux faire connaître ces activités, tout en renforçant leur acceptabilité.
Au-delà du textile, cette étape a aussi mis en lumière d’autres richesses du territoire : de La Vigotte Lab, tiers- lieu dédié à la transition écologique en milieu rural, au campus agricole et forestier de Mirecourt, en passant par son École Nationale de Lutherie, qui attire chaque année des étudiants du monde entier. Autant d’initiatives qui illustrent l’ancrage de la filière bois, autre colonne vertébrale économique et culturelle du territoire…

C’est un territoire scindé en trois grands ensembles : la plaine, la montagne et la Vôge où l’on trouve Voivres, la commune dont je suis le maire depuis 1989 et où je suis élu depuis 1983. C’est une région boisée, agricole, parsemée d’étangs.
Le textile et le bois ont longtemps été les piliers économiques des Vosges. Si le secteur a été fragilisé par la concurrence étrangère, certaines entreprises ont résisté en misant sur la qualité de leurs productions. Quant au bois, de sa production à sa transformation, il reste une ressource centrale mais la filière s’est profondément transformée. Ce ne sont plus de petites entités familiales mais de vraies industries.
L’avenir repose sur les savoir-faire locaux et le développement de « niches » répondant à des besoins spécifiques. Le tourisme est un axe prometteur, notamment grâce à l’authenticité des territoires comme la Vôge et les villes thermales. Il faut miser sur une image positive et des infrastructures adaptées. La force de nos territoires ruraux, c’est l’espace !
Il faut reconnaître que les espaces ruraux fournissent des biens essentiels comme l’eau, la forêt et l’alimentation. Préserver ces ressources ne signifie pas revenir en arrière, mais agir avec bon sens. Cela nécessite des politiques qui valorisent ces richesses tout en enseignant aux élus l’importance d’adopter des solutions adaptées et innovantes, plutôt que de copier les modèles urbains.
En tant qu’élu local j’ai souvent rencontré des freins qui ont contraint mon action. C’est ce que vivent quotidiennement de nombreux élus ruraux alors qu’on a des choses à imaginer localement. Le Lab cherche à montrer qu’il est possible de contourner les blocages administratifs pour proposer des solutions adaptées. Cette initiative inspire d’autres territoires, et j’aimerais qu’on parvienne à terme à structurer un réseau national sur ce modèle.
« Un empire à l’agonie », titre Le Monde au printemps 1978. Cela fait des années que le quotidien relate les difficultés de Boussac, première entreprise textile du pays, mais, pour la première fois, le sort du groupe est remis entre les mains du tribunal de commerce. Les salariés « crient au secours », tandis que « les Vosges filent leurs derniers fuseaux »1.
À la Libération, Marcel Boussac, son fondateur, était pourtant considéré comme l’homme le plus riche de France et l’un des six plus fortunés du monde. Le « roi du coton » régnait alors sur un groupe de 15 000 salariés, qui en comptera jusqu’à 21 000. Autour des usines : écoles, crèches, centres de formation, maisons de retraite… À l’époque, on disait du personnel qu’il était « emboussaqué » du berceau à la tombe. Les Vosges n’ont cependant pas attendu Boussac pour devenir une terre textile. La filature et le tissage se développent en Lorraine dès le XIII e siècle. Au XVIII e siècle, ces activités se répandent dans de petits ateliers avant un essor plus important avec la Révolution industrielle, redonnant « vie à des vallées durement éprouvées par la disparition de l'activité minière, liée à l'épuisement des ressources naturelles, aux guerres et à de nombreux conflits »2.
L’essor repose sur l’eau, nécessaire aux machines, une main-d’œuvre qualifiée et des capitaux suffisants. En 1931, la région compte 15 filatures, 20 tissages et des ateliers de blanchiment, teinturerie, impression. Le textile emploie « trois cinquièmes de la population ouvrière locale, en majeure partie des femmes et des filles d'ouvriers ou même de cultivateurs »3.
La situation change à partir des années 1950. L’industrie textile, dépendante de l’exportation vers les colonies (90 % des débouchés), est fragilisée par la fermeture de ces marchés. Elle fait face à une
concurrence étrangère accrue, contre laquelle elle peine à rivaliser. Du milieu des années 1950 au début des années 1990, la Lorraine-textile perd plus de 52 000 emplois, dont 37 000 dans les Vosges. La levée des quotas sur le textile chinois, en 2005, entraîne d’autres fermetures.
Le textile dans les Vosges n’a pourtant pas disparu. La filière compte aujourd’hui encore plusieurs dizaines d’entreprises employant près de 3 000 salariés. Depuis 2010, le secteur a ralenti sa chute, recréant quelques emplois ici et là, laissant espérer un renouveau de la filière qui reste toutefois à confirmer.
- 1
« Les Vosges, une immense manufacture qui n’en finit pas de mourir », Le Monde, 25 juillet 1978.
- 2
Muller J.-M., « L’industrie dans le Massif Vosgiens », Revue de géographie alpine, 1995/3 (n° 83) : 161-168.
- 3
Perchenet A., « L'industrie dans la région bordière des Vosges entre les vallées de la Meurthe et de la Vezouse ». Annales de Géographie, 1931 (t. 40, n°227) : 570-573
Sixième département par la part des emplois industriels, les Vosges ont connu une aventure industrielle remarquable aux XIXe et XXe siècles. Si certains secteurs ont maintenu leur dynamisme après les années 1970, d'autres, comme le textile, ont souffert de l'ouverture des marchés et de la hausse des coûts des matières premières. « Les crises ont redessiné notre industrie et nos paysages », résume Stéphane Tramzal, maire de Rupt-sur-Moselle, où, en 1845, 10 % du potentiel textile départemental était concentré, avec 22 000 broches et 900 métiers à tisser mécaniques1.
« Que reste-t-il du textile vosgien ? » s’interrogeait ainsi, en 2008, le géographe Simon Edelblutte2 . Quinze ans plus tard, la question demeure alors que certains évoquent, désormais, « la belle renaissance du textile » sur le territoire3. Car, si l’industrie textile vosgienne a été très profondément affectée dans les décennies qui ont suivi le choc pétrolier et l’effondrement du groupe Boussac, dans les années 1970-1980, une partie de la filière est parvenue à s’adapter et résister.
L’évolution de la filière textile vosgienne illustre ainsi la grande résilience des acteurs locaux. En misant sur la spécialisation, l'innovation, la mise en réseau et la valorisation, la filière continue d’exister grâce à des entreprises historiques, comme Garnier-Thiebaut, fondée à Gérardmer en 1833, mais aussi grâce à des acteurs plus récents, tels que le fabricant de jeans 1083 ou l’Atelier TB, spécialisé dans la confection et la personnalisation de tabliers, vestes de cuisine, t-shirts et accessoires. « L’industrie textile d’aujourd’hui, insiste le président de l’Association des maires des Vosges, Dominique Peduzzi, c’est une industrie de pointe, de recherche, de développement ». Soucieuses d’une production plus locale et plus respectueuse de l’environnement, ces entreprises ont aussi créé en 2009 la première AOC industrielle, Vosges terre textile. Ce label garantit qu’au moins 75 % des étapes de fabrication sont réalisées dans le département. Depuis, cette initiative a essaimé à l’échelle nationale, en donnant naissance à une fédération nationale qui regroupe 80 % de la production française.
Toutefois, si la crise sanitaire a montré l'importance de cette industrie, indispensable, notamment, à la fabrication de masques ou de blouses, la reprise demeure fragile. La hausse des prix de l’énergie et l’accentuation des normes représentent des contraintes supplémentaires pour les industriels, les poussant, une fois de plus, à intensifier leur coopération et leur capacité d'innovation pour maintenir leur activité, et espérer pouvoir se développer.

La situation du textile du Massif vosgien n’était clairement pas bonne après des décennies de déclin et la fin des quotas imposés au textile chinois de 2005 à 2008. Le nombre d’emplois était passé, dans l’ancienne région Lorraine, de 67 000 en 1955 à 8 900 en 2002. Si ce n’est pas dû qu’à des fermetures d‘usines, mais aussi à de forts gains de productivité, le déclin a été néanmoins indiscutable et de nombreuses friches industrielles textiles sont apparues dans le Massif vosgien.
La présence d’une main-d’œuvre inoccupée l’hiver a favorisé une proto-industrie textile à domicile en lien avec les négociants de Mulhouse. Avec l’industrialisation, ce savoir-faire, ajouté à la force et à la pureté d’une eau non calcaire, a attiré filatures et tissages, urbanisant les vallées en villes-usines. Dès les années 1960, la perte des marchés coloniaux et une modernisation insuffisante ont fragilisé le secteur, difficulté accrue par l’ouverture des frontières et la concurrence de pays à bas coût.
Après un bref soutien, les pouvoirs publics ont, dès les années 1980, abandonné des entreprises emblématiques (Boussac), entraînant leur effondrement. Les aides ont été réorientées vers le soutien économique et social des territoires sans forcément aider le textile. Après une phase d’incrédulité, le deuil a conduit à de nombreuses destructions du
patrimoine industriel. Plus récemment, une troisième phase s’attache au maintien et au développement du tissu industriel, tout en intégrant ses héritages par la patrimonialisation.
Le plus fort de la crise est passé depuis la fin du XX e siècle, mais les paysages des vallées vosgiennes conservent les traces de ce choc de désindustrialisation (friches, reconversions bâclées, tissus urbains peu cohérents, etc.). L’effondrement textile a été vécu comme un violent traumatisme pendant la phase de deuil et il est encore sensible aujourd’hui. Aux animaux la guerre (2014), premier roman de Nicolas Mathieu est un bon écho de l’ambiance dans ces vallées dont l’auteur est originaire.
La situation du textile vosgien s’est aggravée jusque-là seconde moitié des années 2010, avec ensuite un nombre d’emplois qui repart à la hausse (on atteint environ 3 000 emplois dans le département) jusqu’aujourd’hui. Cet arrêt du déclin, avec la consolidation de certaines entreprises (Garnier-Thiébaut, Bleu Forêt, etc.) et même l’ouverture de quelques unités, est déjà une victoire... sur laquelle les très récentes difficultés industrielles de la fin 2024 – qui ne sont pas propres au textile – jettent une ombre.
Les entreprises textiles qui ont réussi à survire, voire à se développer, ont toutes creusé des niches techniques, organisationnelles ou sur le choix de telle ou telle production. Il s’agit de se démarquer en matière d’offre (linge de maison), de qualité (luxe), de réactivité face à des demandes atypiques (petites séries négligées pas les grands groupes), etc. Par ailleurs, la mise en réseau des producteurs locaux sous le label Vosges Terre Textile permet de garantir aux consommateurs un « made in Vosges » de qualité. Le succès du label, décliné en plusieurs labels régionaux, chapeautés par un label France Terre textile, montre que ce choix a été payant.
L’expérience d’environ 40 ans de mutations affectant les territoires anciennement industrialisés a montré que les reconversions des sites industriels en urgence, pendant la phase de deuil, se soldent souvent par des échecs et le développement de friches récidivistes. Les acteurs doivent raisonner à échelle du redéveloppement du territoire et non à celle de la reconversion du site seul. Il s’agit de travailler autant sur le contexte territorial du site que sur le site lui-même, en améliorant l’attractivité pour la main-d’œuvre – par la réhabilitation des cités ouvrières, un meilleur accès, diverses aménités (notamment l’intégration soignée de l’industrie dans les paysages) et une offre renforcée de services culturels. Dans cette perspective, la valorisation des héritages de l’industrie textile passe par leur patrimonialisation à divers degrés, du parc muséal à Wesserling (Haut-Rhin) au sentier textile de La Bresse (Vosges), ce qui est indispensable pour respecter l’identité locale marquée par le textile.
Si la filière textile fut longtemps structurante, d’autres secteurs ont joué un rôle important dans l’économie vosgienne à l’image de la filière forêt-bois. Dans les Vosges, deuxième de France par sa surface forestière, la filière compte toujours 8 000 emplois, ce qui en fait l’un des principaux secteurs d’activité du territoire.
Les Vosgiens « ont depuis toujours tirer profit de cette ressource naturelle » qui « de tous temps a été intimement liée à leur destin »1. Aujourd’hui encore, le territoire abrite des industriels majeurs du papier, du carton, du sciage et de la fabrication de meubles, mais aussi une multitude de petites entreprises qui offrent un maillage précieux à l’heure de la transition écologique.
Si Épinal concentre les principaux acteurs du secteur, la filière est représentée dans tout le département. Le cas de Mirecourt, commune de 4 700 habitants, en atteste. Réputée pour sa tradition de lutherie, la municipalité abrite depuis 1970 une école nationale dédiée à cet artisanat, qui mobilise le bois. Elle accueille aussi un campus agricole et forestier, récemment doté d’un plateau technique pour l’apprentissage de la conduite d’engins dédié à l’exploitation sylvicole. « Le bois fait partie de notre quotidien », résume son maire, Yves Séjourné.
L’équilibre de la filière reste fragile cependant, en raison de la concurrence étrangère, de la hausse des coûts de l’énergie et des effets du changement climatique, ce qui oblige les entreprises du secteur à se réinventer constamment, en collaboration étroite avec les pouvoirs publics.
- 1
Muller J.-B., « L’industrie dans le Massif vosgien », Revue de géographie alpine, 1995/3 (n° 85) : 161-168.
Dans les vallées des Vosges, un ravivant des savoir-faire depuis longtemps éclipsés par la désindustrialisation. De Rupt sur Moselle à Gérardmer et Mirecourt, chacune de ces localités abrite une richesse industrielle spécifique, allant de l'industrie textile à la lutherie. Toutefois, elles restent confrontées à des défis en matière de déplacement et d'accès aux services, illustrant ainsi la problématique « d'amener les gens au bout du dernier kilomètre ».
Cette série se présente comme un arpentage photographique de ce territoire à travers ses habitants, ses métiers et ses paysages.
Carte blanche réalisée pour le troisième arrêt de la Caravane des ruralités dans les Vosges, un dispositif porté par le GIP EPAU, qui s’est déroulé du 11 au 13 mars 2024.















